Eisenstein n’a cessé, durant toute sa vie, tout au long de ses écrits, de clamer son admiration pour Léonard de Vinci, qui représente pour lui un modèle absolu auquel il s’identifie volontiers. Savoir encyclopédique, curiosité insatiable, aspiration à concilier art et science, volonté de ne pas dissocier pratique et théorie, perfectionnisme, propension anxiogène à l’inachèvement, résolution de sublimer les bas instincts au profit des hautes sphères de l’art, goût pour le mystère, homosexualité, intérêt pour l’expression des passions et la variété des émotions, exploration du grotesque et du laid, en tous ces traits de Vinci, Eisenstein pense reconnaître un double de lui-même. Ses contemporains n’hésiteront d’ailleurs pas à le qualifier de « Léonard de Vinci du XXe siècle », de « Léonard de Vinci du cinéma ».
Dès son adolescence, Eisenstein se passionne en effet pour le grand homme de la Renaissance, comme il le rapporte dans ses Mémoires : « durant mes permissions, durant les trajets de tramway et de train, je me plonge dans absolument tout ce qui peut concerner mon maître de pensée d’alors, Léonard de Vinci(1). » Il est ainsi durablement bouleversé par la lecture d’Un Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci de Freud (1910), qui avait été traduit en russe dès 1912 et qu’il découvre en 1918, alors qu’il a vingt ans. Par la suite, il ne cesse d’accumuler ouvrages et monographies sur Léonard, dont certains figurent encore aujourd’hui parmi ce que le cabinet Eisenstein, situé à Moscou, a préservé de sa bibliothèque : monographie en deux tomes d’Abraham Efros (1935), édition russe du Traité de la peinture (1934), édition française du Traité de la peinture, préfacée par le Sâr Péladan (1910), The Notebooks of Leonardo da Vinci (édition Edward McCurdy, 1906), Leonardostudien [Etudes léonardiennes] de Hans Klaiber (1907), The Literary Works of Leonardo da Vinci Compiled and Edited from The Original Manuscripts (édition Jean-Paul Richter, 1883) ; Leonardo da Vinci. Der Wendepunkt der Renaissance [Léonard de Vinci. Le tournant de la Renaissance] de Woldemar von Seidlitz (1908) ; La Résurrection des dieux. Léonard de Vinci de Dmitri Méréjkowsky (1900), etc. De même, Eisenstein profite de ses voyages en Europe en 1929 pour voir les originaux de Léonard au Victoria and Albert Museum, à l’Eton collège ainsi qu’au Louvre, comme il le rapporte dans ses Mémoires(2) .
Il n’est donc guère étonnant, dans ces conditions, qu’il ait songé à mobiliser les oeuvres de Léonard dans son propre travail, l’exemple le plus connu étant son insertion facétieuse et déconcertante d’une modeste reproduction de La Joconde au sein de la séquence d’ouverture de La Ligne générale (1929), consacrée à l’évocation d’une isba misérable et crasseuse, peuplée de paysans rustres et grossiers. Il est aussi notoire que dans ses dessins mexicains consacrés au thème de l’extase, un de ses concepts-clés, Eisenstein s’est beaucoup inspiré de l’Homme de Vitruve de Léonard, dont il reprend la composition harmonieuse et symétrique pour évoquer – et c’est là une de ses préoccupations fondamentales – la coexistence structurelle du plaisir et de la souffrance. Toutefois, d’autres aspects de son travail semblent également se nourrir de références à Léonard, sans avoir été pour autant remarqués comme tels par les exégètes. C’est notamment le cas de la fameuse séquence de la bataille des glaces d’Alexandre Nevski (1938), qui apparaît en partie comme une application des conseils prodigués par Léonard dans son Traité de la Peinture à l’artiste qui souhaiterait représenter une bataille.
Il faut à cet égard rappeler qu’Eisenstein, qui n’a cessé de commenter l’oeuvre de Léonard dans ses écrits théoriques, insiste à plusieurs reprises, à partir de la fin des années trente, sur le fait que l’artiste italien soit un précurseur du cinéma, et notamment du montage cinématographique. Au sein du vaste chantier théorique qu’il se donne alors et qu’il poursuivra jusqu’à sa mort, en 1948, consistant à écrire une histoire du cinéma avant le cinéma, à repérer des procédés cinématographiques avant l’heure dans les arts précédant l’apparition du cinéma, Eisenstein aborde régulièrement Léonard comme un cinéaste en puissance. Notamment, il envisage certains passages du Traité sur la peinture comme s’il s’agissait de scénarios conçus par un collègue, pensés en termes de découpage et de montage. Il consacre ainsi plusieurs pages à la fameuse évocation de Léonard d’un déluge, qu’il décrit comme un « montage audiovisuel », et dont il souligne la composition élaborée et éloquente, obtenue par une accumulation de détails pittoresques et frappants(3) . Il est à cet égard fort probable que cette lecture « cinématographique » de Léonard lui ait été inspirée par le critique français de cinéma Léon Moussinac, un de ses proches amis qui, dans Naissance du cinéma (1925) s’attardait déjà sur la description du déluge de Léonard pour déclarer, selon une stratégie courante à l’époque consistant à inclure le cinéma au système des beaux-arts pour le légitimer, que « si Vinci, par exemple, était né au XXe siècle, il aurait possédé [avec le cinéma] un moyen d’expression à sa taille(4) .» Quoi qu’il en soit, Eisenstein se souviendra de la description de déluge de Léonard lorsqu’il travaille, en 1939 au projet de film Le Canal de Fergana, qui ne verra malheureusement jamais le jour. En effet, le scénario prévoyait une scène aux accents cosmiques, montrant l’armée de Tamerlan engloutie par les flots déchaînés d’une rivière dont le cours a été détourné par les habitants de la ville assiégée(5) . Le découpage prévu pour cette scène cite par endroits, quasi littéralement le texte de Léonard, jusque dans son style et sa syntaxe.
De même, dans une étude de 1946 intitulée « Cinéma et littérature », Eisenstein refuse le qualificatif de cinématographique à l’écriture de John Dos Passos, pour lui opposer, avec son goût habituel pour la provocation, un exemple inattendu et bien plus ancien de littérature qu’il estime être quant à lui véritablement cinématographique, à savoir la description de Léonard sur la manière de peindre une bataille. Il la cite intégralement d’après l’édition de Jean-Paul Richter. La manière de voir de Léonard remporte son enthousiasme : « C’est un exemple brillant de haute culture cinématographique, du point de vue de la vision comme du montage. De toute évidence, le scénariste est un professionnel, doté d’une bonne expérience pratique !(6) » Et comme il le rajoute, il suffit de feuilleter la prose de Léonard pour trouver à foison de tels « feuillets de montage ». En effet, la description de Vinci présente un certain nombre de caractéristiques que l’on pourrait qualifier, rétrospectivement, de cinématographiques : variété de points de vue, qui tantôt se rapprochent énormément de l’action, tantôt s’en éloignent fortement et rapidement, tels des mouvements de caméra ; considérations relevant de la profondeur de champ (figures de l’arrière-plan moins nettes) ; multiplication et diversité des actions dans le temps et dans l’espace, se déployant simultanément et s’entrecroisant comme dans un montage alterné (tourbillons de poussière qui rythment l’ensemble de la description, chutes de soldats, combattants terrassés hurlant de douleur, cavaliers galopant à toute allure, troupes de secours sur le qui-vive…) ; attention extrême portée de manière récurrente à certains détails formant comme autant de gros plans (sourcils empoussiérés, traces de pieds…) ; inclusion de mentions sonores (cris… ) construisant l’équivalent d’un montage audiovisuel.
Il n’est donc guère étonnant que quelques années auparavant, au moment de tourner Alexandre Nevski, Eisenstein ait pu se souvenir des préconisations de son « collègue » par-delà les âges, pour concevoir la séquence de la bataille sur la glace. Celle-ci présente en effet un certain nombre de similitudes avec le texte vincien, bien que, contrairement à Léonard, Eisenstein n’ait pas eu à représenter un combat moderne, avec tous les bouleversements, y compris plastiques, qu’induisirent l’apparition de la poudre et des armes à feu(7) .
Tout d’abord, à la place prédominante octroyée par Léonard aux tourbillons de fumée et de poussière, qui ouvrent sa description et qui sont minutieusement détaillées sur plus d’un tiers du texte, fait écho, chez Eisenstein l’omniprésence du motif nuageux, baroque dans sa prolifération, qui envahit la surface des plans, quand il ne l’occupe pas intégralement(8) . Dans une perspective cosmique chère à Léonard, les nuages semblent prendre part au combat, et livrer bataille à la terre – le combat se terminera d’ailleurs dans l’eau, lorsque la glace aura littéralement capitulé, engloutissant dans ses fissures les Teutons. Par ailleurs, dans plusieurs plans, l’image se brouille, comme chez Léonard, que ce soit à cause des nuées soulevées par le galop des chevaux sur la neige ou par le rythme effréné de la chevauchée, sur lequel Léonard ne cesse de revenir dans son texte. De même que celui-ci préconise dans son texte que « l’air soit plein de vols de flèches de différentes directions », de même, dans la séquence, les multiples lances des combattants s’entrechoquant contribuent, par leurs lignes, à dynamiser la scène et à produire une impression de tumulte, celle-ci étant également renforcée par les nombreux plans d’ensemble sur la multitude de soldats, pris de surplomb. Tout comme Léonard s’attarde, avec minutie, sur l’expression des visages des troupes de secours prêtes à réagir et scrutant des yeux la mêlée, de même Eisenstein s’attache à filmer en gros plan, quelques instants avant que l’assaut ne soit déclenché, la physionomie de certains protagonistes appréhendant le combat imminent. Cette tension mêlant expectative et excitation se traduit par ailleurs par la bande-son composée par Prokofiev, évoquant le pouls d’un coeur s’emballant. On peut aussi établir un lien entre le souci physionomique très marqué de Léonard, qui dépeint les expressions bestiales des combattants, et le parti pris d’Eisenstein d’affubler les Teutons de casques animaliers, devant à la fois les déshumaniser et symboliser les passions viles qui les animent. En outre, tout comme Léonard insiste sur le carnage, sur les cadavres jonchant le champ de bataille, de même, la caméra d’Eisenstein consacre plusieurs plans à montrer l’étendue des pertes. Notons enfin le souci d’Eisenstein d’isoler la figure d’Alexandre Nevski, autour duquel le combat s’articule, et qui mène ses troupes à la victoire, exactement comme Léonard décrit le capitaine qui organise le combat à l’aide de son bâton levé. À ce sujet, le traitement réservé au prince Nevski, considéré en Russie comme un saint, n’est pas sans évoquer également la page du Codex Atlanticus où Vinci consigne des notes relatives à la manière de représenter, pour La Bataille d’Anghiari, le condottiere Micheletto Attendolo(9) . Au début du texte, il décrit en effet ce dernier au sommet d’un mont, observant les lieux de la future bataille et invoquant l’aide de Dieu, qui se manifeste par un nuage d’où apparaît Saint Pierre. Or le début de la séquence montre Nevski en haut d’une falaise, entouré d’immenses nuages, comme s’il dialoguait, comme s’il appartenait à ce royaume céleste. Tout se passe donc comme si Eisenstein condensait ici plusieurs textes de Léonard.
Ainsi, avec cette scène de bataille dans Alexandre Nevski, Eisenstein contribue non seulement à actualiser le potentiel cinématographique des visions de Léonard, mais aussi à s’en faire le disciple, voire même le successeur.

Ada Ackerman

1 Sergueï Eizenchteïn, Memouary, t. II, Moskva, Mouzeï Kino, 1997, p. 276.
2 Sergueï Eisenstein, Mémoires, Paris, Julliard, 1989, p. 375.
3 « Montage 1938 », Le Film, sa forme, son sens, Paris, Christian Bourgois, 1976, p. 214-215.
4 Léon Moussinac, Naissance du cinéma, Paris, Editions d’aujourd’hui, 1983 [1925], p. 55.
5 Sur le projet et le scénario, voir Sergei Eisenstein, Piotr Pavlenko, « The Great Fergana Canal », Studies in Russian & Soviet Cinema , 2011, Vol. 5, Issue 1, p123-155 ; Naum Kleiman, « Fergana Canal and Tamburlaine’s Tower », ibid., p103-122.
6 Sergueï Eïzenchteïn, « Kino i literatoura », Neravnodouchnaïa priroda, t. I, Moskva, Mouzeï Kino, 2006, p. 467-469.
7 Pascal Brioist, Léonard de Vinci, homme de guerre, Paris, Alma, 2013, p. 256.
8 Dominique Païni, L’Attrait des nuages, Paris, Yellow Now, 2010, p. 56-58.
9 Pascal Brioist, op. cit., p. 251.