LouisIIdeLaTremoilleLa Trémoille fut l’un des principaux chefs de guerre français des guerres de Bretagne (1487-1491) aux guerres d’Italie. Il tomba sur le champ de Pavie, en février 1525, frappé par le tir d’une arquebuse. Il avait alors 64 ans, et sa mort, célébrée notamment par le grand rhétoriqueur Jean Bouchet, symbolisa, avec celle d’autres vieux capitaines comme La Palisse, la fin d’une époque[1]. Il fut appelé par Bouchet « chevalier sans reproche », ce qui en fit, pour la postérité, une sorte de double de Bayard, mais bien à tort. Car La Trémoille, très grand seigneur, n’eut pas à gravir tous les échelons de la carrière militaire comme le chevalier savoyard, et il fut, bien plus qu’un homme d’armes, un capitaine et un stratège.

Le grand seigneur et la nouvelle féodalité

Issu d’une très ancienne lignée, Louis II de La Trémoille naquit en 1460 à Bommiers, un château du Berry, où ses parents, Louis Ier et Marguerite d’Amboise, vivaient dans une sorte d’exil intérieur du fait de leurs mauvais rapports avec Charles VII et, plus tard, avec Louis XI. Ce dernier les spolia même des terres qu’ils revendiquaient, et en particulier de la fort riche vicomté de Thouars. À quatorze ans environ, Louis II fut appelé comme page à la cour de Louis XI, ce qui permettait à ce dernier de mieux contrôler la douteuse fidélité de ses parents. Le jeune garçon fit preuve cependant d’une précoce maturité : il avait vu l’échec de la dernière révolte féodale – la ligue du « Bien public » –, il assista à l’effondrement de l’État bourguignon (1477), et il allait prendre part ensuite à la répression d’une nouvelle révolte féodale – la Guerre folle (1485-1487) –, ainsi qu’à la mise au pas de la Bretagne (1487-1491). Louis II comprit donc très tôt que c’était en se faisant le serviteur de la monarchie, et non en s’opposant à elle, qu’il pourrait retrouver le lustre de ses ancêtres.

Le jeune homme n’eut pas le temps de percer sous Louis XI, mort en 1483, mais il se fit remarquer par Pierre et Anne de Bourbon-Beaujeu, qui assurèrent dans les années suivantes une régence officieuse. Dès 1484, il entra au conseil du roi et Anne le maria avec l’une de ses cousines, Gabrielle de Bourbon-Montpensier : il entrait ainsi dans la parentèle du roi. En 1485, il fit ses premières armes dans l’armée royale, chargée de mater le duc d’Orléans et les barons révoltés, et il ne tarda pas à recevoir un commandement militaire, lors de la campagne de Bretagne (1487). Nommé lieutenant général du roi, l’année suivante, il allait définitivement écraser le duché entre 1488 et 1491. Ses éclatants succès militaires lui permirent de rentrer dans la grâce royale et de récupérer enfin la vicomté de Thouars (Deux-Sèvres). Il fit de l’immense château local la « capitale » de ses fiefs, mais, si puissant fût-il dans la région, il continua à dépendre de la faveur du roi, des pensions et des charges qu’il accumula au cours de sa longue carrière. Premier chambellan (1495), il devint aussi amiral de Bretagne et de Guyenne (1502) et gouverneur de Bourgogne (1506). Tous les hommes qui le servaient – parents, alliés et vassaux – recevaient aussi par son intermédiaire des charges et des pensions. La Trémoille se trouvait bien au cœur d’un système féodal renouvelé qui se construisait à l’ombre de la monarchie, et non contre elle. Il prit lui-même pour devise une roue, avec le mot : « Sans poinct sortir hors de l’orniere », symbolisant le service de l’État.

Le chevalier et le chef de guerre

La Trémoille reçut la formation physique et sportive des jeunes aristocrates – courir, sauter, lutter, monter à cheval… Toute sa vie, il s’adonna passionnément à la chasse à courre et il ne dédaignait pas, à l’occasion, de « courir la lance » et de jouter. En juin 1519, lors de l’entrevue du Drap d’or, il affronta ainsi à plusieurs reprises des chevaliers anglais. Son panégyriste, Jean Bouchet, rappelle qu’il fit tout pour éviter l’embonpoint proverbial de ses ancêtres[2], et, jusqu’à la mort sur le champ de bataille, il conserva de fait une étonnante forme physique.

La Trémoille adorait le faste guerrier, les belles armes et les cottes chamarrées. Au moment de l’action, il entendait donner de sa personne et considérait comme un déshonneur de se tenir en arrière – en 1521 et en 1524, il écrivit d’ailleurs des lettres indignées à François Ier qui aurait préféré laisser en réserve son « vieux » capitaine. C’est donc à cheval, avec la lance et l’épée, qu’on le vit combattre dans les six grandes batailles auxquelles il participa, soit comme compagnon du roi – Fornoue (1495), Agnadel (1509), Marignan (1515) et Pavie (1525) –, soit comme chef d’armée – Saint-Aubin-du-Cormier (1488) et Novare (1513). Bien qu’il suivît le code d’honneur de la chevalerie, La Trémoille n’avait cependant que peu à voir avec les cavaliers qui chargèrent en désordre et tombèrent à Courtrai (1302), Crécy (1346) ou Azincourt (1415). Depuis les réformes militaires de Charles VII, les Français disposaient en effet d’une armée structurée et disciplinée. Celle-ci comportait toujours des troupes d’élite à cheval – la gendarmerie – que dirigeaient de grands aristocrates comme La Trémoille. Mais cette cavalerie cuirassée agissait désormais en corrélation avec deux autres armes clés : l’infanterie et l’artillerie. Pour l’infanterie, on faisait notamment appel aux piquiers suisses, jugés les meilleurs d’Europe depuis leurs victoires sur Charles le Téméraire. Et La Trémoille les estimait tant qu’à plusieurs reprises, en 1488, en 1500 et en 1503, il refusa de se mettre en marche sans avoir ses troupes helvétiques au complet ; on le considérait d’ailleurs comme l’un des meilleurs connaisseurs des Suisses jusqu’à leur retournement d’alliance, en 1512. Quant à l’artillerie de campagne française, elle passait pour la meilleure du monde : depuis la fin de la guerre de Cent Ans, elle était organisée en quatre à cinq « bandes » remarquablement mobiles et pouvait donc être très rapidement utilisée contre une place ou des troupes ennemies[3]. « La nature des Français est telle que, quand ils sont sans artillerie, il leur semble être privés de la main droite », notait à ce propos le Vénitien Pietro Contarini, en 1513[4]. À Saint-Aubin, La Trémoille eut le temps de mettre ses canons en batterie, ce qui lui permit de désorganiser l’armée bretonne, avant de lancer la charge de la cavalerie lourde. À Fornoue, l’artillerie permit aussi de déblayer le chemin à l’avant-garde qui traversait le fleuve du Taro. Elle joua encore un rôle essentiel dans les préliminaires d’Agnadel, et détermina la victoire finale à Marignan contre les carrés de piquiers suisses ; elle servit en revanche fort peu à Novare, dans la mesure où le camp fut attaqué de nuit et par surprise, et à Pavie, où François Ier ne sut pas en tirer profit. Cette artillerie de campagne avait cependant pour fonction principale la poliorcétique. En pratique, il fallait installer deux à trois batteries de canons face une place, que l’on pilonnait ensuite avec violence pour affoler les défenseurs. Comme les charrois d’artillerie ne pouvaient guère transporter plus de huit jours de munitions, il fallait éviter à tout prix qu’un siège s’éternise : le bombardement servait donc moins à préparer l’assaut qu’à précipiter la reddition honorable des défenseurs[5]. C’est de cette tactique très brutale que La Trémoille usa systématiquement en Bretagne, notamment à Fougères et Saint-Malo (1488) ou à Concarneau (1491). En février 1495, il dirigea en personne le bombardement de Monte San Giovanni, la première place napolitaine sur le passage de l’armée royale et, après une seule journée de tir, les murailles étaient suffisamment écroulées pour qu’il prenne d’assaut la place. Mais il s’agit là d’une exception, car, durant les premières Guerres d’Italie, les villes italiennes tombèrent en général sans véritable résistance.

Bref, comme les autres stratèges français de son époque, La Trémoille avait conscience qu’en possédant la meilleure chevalerie, la meilleure artillerie et les meilleurs piquiers disponibles, l’armée royale était quasiment invincible. S’il continuait à combattre en chevalier, il n’en agissait pas moins en véritable tacticien, sachant combiner, lors de ses campagnes, ces différentes armes. Parfaitement au courant des progrès de l’art militaire, il se montra, dès ses premières campagnes en Bretagne, un adepte de la guerre de mouvement. Lors de la campagne de Marignan, il semble avoir joué un grand rôle dans la reconnaissance de Milan, peu avant la sortie des Suisses, mais il resta durant les deux jours de la bataille aux côtés du roi, ne se mêlant guère de tactique. Dix ans plus tard, lors du siège de Pavie, il aurait conseillé au roi de ne point s’entêter et de se replier, toujours dans cet esprit d’une guerre mobile.

Le défenseur des frontières

Considéré comme un homme d’expérience et d’une fidélité sans faille, La Trémoille reçut aussi la charge de défendre les frontières menacées du royaume, et sut de fait s’adapter à d’autres types de guerre.

Seigneur de fiefs maritimes et, plus tard, amiral de Bretagne et de Guyenne, il s’intéressa par exemple à la mer et posséda en propre deux navires de guerre : si le premier, La Gabrielle, s’adonna surtout à la piraterie[6], le second, La Louise, joua un rôle actif dans les guerres de François Ier et contribua notamment à la défense de Marseille en 1524.

C’est toutefois le gouvernement de Bourgogne qui se révéla la charge la plus écrasante. Non seulement les Impériaux revendiquaient l’héritage de Charles le Téméraire, mais les habitants eux-mêmes semblaient prêts à faire défection, et La Trémoille dut agir avec doigté pour maintenant la province dans le giron français. Dès 1507, il s’occupa de moderniser la vieille enceinte de Dijon, prévoyant d’y adjoindre des tours en fer à cheval et des boulevards d’artillerie[7]. En 1512-1513, alors que la Bourgogne était menacée d’invasion, il envisageait  d’araser et de bastionner les murailles urbaines, tout en brûlant les faubourgs de manière à entourer la cité d’une sorte de no man’s land sous le feu de son artillerie, et où aucun ennemi n’aurait pu établir de camp. Il avait d’ailleurs complété son plan par la reconstruction du petit château de Talant, dans la banlieue nord-ouest de Dijon : l’ouvrage, bien artillé, permettait de prendre un assaillant entre deux feux[8]. Rien de sérieux n’avait été encore vraiment effectué quand, en septembre 1513, les Suisses vinrent assiéger la cité, mais La Trémoille, par une négociation habile, les empêcha de donner l’assaut – leur retraite fut d’ailleurs jugée si extraordinaire qu’on l’attribua à l’intervention miraculeuse de la Vierge[9]. Dans les années qui suivirent, le gouverneur continua ses travaux de modernisation de l’enceinte, et réalisa notamment un monumental boulevard d’artillerie à la porte Saint-Pierre. Parallèlement,      il supervisait les travaux d’autres places bourguignonnes, comme Beaune, Chalon et Auxonne.

Si La Trémoille consacra l’essentiel de ses efforts à la Bourgogne, il ne négligea pas pour autant ses autres responsabilités. En 1512, il opéra ainsi une très vaste inspection de la Normandie où l’on s’attendait à une descente anglaise. Au début des années 1520, alors que les Espagnols menaçaient la côte atlantique, il demanda à son vice-amiral de Guyenne, Regnaud de Moussy, d’effectuer une grande tournée d’inspection littorale, afin de fortifier les places, d’assurer les guets et les garnisons. Lui-même, en 1522 et 1523, parcourait les places fortes de la Somme et du Boulonnais pour repousser les Anglais ; durant l’été 1523, alors qu’il ne disposait que de troupes réduites et disparates, il réussit à contenir la grande armée du duc de Suffolk, qui s’apprêtait à marcher sur Paris.

La Trémoille fut enfin l’un des pionniers de la guerre secrète. Depuis Dijon, il entretenait un réseau d’espions dans la Franche-Comté impériale, ce qui lui permettait de connaître à l’avance tous les mouvements de l’ennemi : c’est grâce à ses informateurs qu’en 1521, il sut déjouer le complot fomenté contre François Ier par le comte de Fürstemberg – opération tellement exceptionnelle qu’elle fournit le canevas d’une nouvelle de Marguerite de Navarre[10].

Durant quarante ans, La Trémoille joua le rôle d’un conseiller militaire de premier plan, à la fois capitaine et homme de cabinet, stratège et maître espion, mais c’est avec le panache d’un simple chevalier qu’il acheva sa carrière sous les yeux de son roi. Et c’est cette image qui s’est imposée à la postérité.

Bibliographie :

Laurent Vissière, ‘Sans poinct sortir hors de l’orniere’. Louis II de La Trémoille (1460-1525), Éditions Honoré Champion, Paris, 2008.

  • , « Une amitié hasardeuse. Louis de La Trémoille et le marquis de Mantoue (1495-1503) », dans Louis XII en Milanais, Actes du colloque de Tours (30 juin-3 juillet 1998), dir. Philippe Contamine et Jean Guillaume, Paris, 2003, p. 149-171.
  • , « La Gabrielle, navire des La Trémoille (1489-1496) », Revue d’Histoire maritime, n°2-3 (2001), p. 5-100.
  • , « Les signes et le visage. Étude sur les représentations de Louis II de La Trémoille », Journal des savants, 2009-2, p. 211-282
  • « Les ‘espies’ de La Trémoille et le comte Guillaume de Fürstenberg. A propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 167 (2009), p. 465-486.
  • « Louis II de La Trémoille au service de François Ier», dans Les conseillers de François Ier, dir. Cédric Michon, Rennes, 2011, p. 131-143.
  • L’année terrible. Le siège de Dijon, en collaboration avec Alain Marchandisse et Jonathan Dumont, Dijon, Éditions Faton, 2013.

 

[1] Sur la vie de La Trémoille, Laurent Vissière : ‘Sans poinct sortir hors de l’orniere’. Louis II de La Trémoille (1460-1525), Paris, 2008. L’édition de sa vie héroïque, composée par Jean Bouchet (Le Panegyric du chevallier sans reproche, Poitiers, 1527), est en cours, par François Cornilliat et Laurent Vissière).

[2] J. Bouchet, Le Panegyric…, ff. 13r et 90v.

[3] Philippe Contamine, « L’artillerie royale française à la veille des guerres d’Italie », Pages d’histoire militaire médiévale (xive-xve siècles), Paris, 2005, p. 79-109.

[4] « … Per esser la natura de’ Francesi che, quando sono senza artelaria, li pare esser privi de la man destra » (Marino Sanuto, I Diarii dal 1496 al 1532, éd. Federico Stefani et alii, Venise, 1879-1903, 58 vol., t. XVI, col. 463).

[5] Ph. Contamine, « L’artillerie royale française… », p. 96-97.

[6] Laurent Vissière, « La Gabrielle, navire des La Trémoille (1489-1496) », Revue d’Histoire maritime, n°2-3 (2001), p. 5-100.

[7] Inspection générale de février 1507 (Dijon, AM, I 70).

[8] Avant 1513, La Trémoille remplaça la tour du Bailly du château de Talant par un bastion en fer à cheval, pour l’artillerie, auquel il laissa son nom (Joseph Garnier, « Le château de Talant », Mémoires de la commission des antiquités du département de la Côte-d’Or, t. III (1847-1852), p. 213-311, ici p. 259-260).

[9] Sur l’importance de ce siège : 1513. L’année terrible. Le siège de Dijon, dir. Laurent Vissière, Alain Marchandisse et Jonathan Dumont, Dijon, 2013.

[10] Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, éd. Michel François, Paris, 1996, p. 134-136 (deuxième journée, dix-septième nouvelle). Laurent Vissière, « Les ‘espies’ de La Trémoille et le comte Guillaume de Fürstenberg. À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 167 (2009), p. 465-486.