René, Grand Bâtard de Savoie, est un fils illégitime que le duc de Savoie, Philippe de Bresse, a eu de sa maîtresse Libera Portoneri. Le duché de Savoie-Piémont est alors un ensemble territorial à cheval sur les Alpes qui s’étend du lac de Neuchâtel à Nice et du Lyonnais au Milanais. La Savoie, coincée entre la France et le duché de Milan, puis entre l’influence française et la présence impériale dans le nord de l’Italie, doit jouer un jeu subtil pour maintenir son indépendance, même si l’influence française est dominante à cette époque. L’étroitesse des liens avec la France est d’ailleurs ancienne. En 1451-1452 déjà, le dauphin Louis a épousé Charlotte de Savoie tandis que sa sœur Yolande s’unissait au futur duc Amédée IX. De son côté, Louise de Savoie, mère de François Ier et fille de Philippe de Bresse, duc de Savoie, épouse le comte d’Angoulême en 1488. L’influence de René de Savoie à la cour de France et au Conseil de François Ier intervient dans un contexte où le duc n’est pas en mesure de résister à l’influence française[1]. Oncle du roi, René va cumuler à la fois les dignités curiales et les responsabilités au Conseil, notamment dans le domaine des finances.
I. Un bâtard apparenté au roi
I.1. La jeunesse cosmopolite d’un Bâtard de Savoie et le passage au service de la France[2]
Il semble que René partage sa jeunesse entre la cour de Milan d’une part, auprès de sa tante Bonne de Savoie, veuve de Galéas-Maria Sforza, et la cour de France d’autre part[3]. Lors de la régence de la duchesse Blanche de Montferrat (1490), René rentre en Savoie avec Philippe, son père, puis à l’avènement de celui-ci, en 1496, il prend le titre de Bâtard de Savoie ayant alors été reconnu par le nouveau duc. A la mort de Philippe, son successeur Philibert, demi-frère de René, donne pour apanage à ce dernier le comté de Villars en Bresse, puis, le 12 septembre 1499, il le légitime et le fait gouverneur de Nice ainsi que lieutenant général de ses États[4]. C’est dans ce contexte de grande influence en Savoie que, le 28 janvier 1501, René épouse Anne de Lascaris, fille de Jean-Antoine, comte de Tende, dont elle est héritière. Toutefois, en dépit ou à cause de cette ascension rapide, René entre en conflit avec son demi-frère Philibert. Ce dernier, vraisemblablement poussé par sa femme, Marguerite de Habsbourg, retire bientôt au Bâtard toutes ses fonctions, sans doute parce qu’il est jugé trop francophile[5]. En 1502, René se réfugie donc à la cour de France où il reçoit, dès mai 1504 des lettres de naturalisation pour lui et ses héritiers, lettres enregistrées à la Chambre des comptes le 5 décembre 1505[6]. A la mort de Philibert, en 1504, Louise de Savoie et Louis XII s’efforcent en vain d’obtenir du nouveau duc, Charles III, la restitution des biens qui ont été confisqués à René[7]. Charles III cède en effet à la pression de l’empereur Maximilien qui souhaite que la Savoie soit interdite à René, comme il l’écrit dans une lettre de Lindz, du 28 décembre 1505 « Combien que vous aions escript et expressemeent mandé de non recevoir en voz pays de Savoye le bastard de Bresse ». Les protestations de Louise de Savoie n’y font rien[8]. Le 9 septembre 1508, un acte royal, signé par Robertet, s’occupe de « la pacification du différend qui peult estre entre monseigneur le Duc de Savoye d’une part et monsieur dudit Savoye »[9]. En attendant, la France se substitue à la Savoie en assurant à René une pension de 4 000 livres tournois[10]. Cette pension symbolise le basculement du destin de René qui vit alors auprès de sa sœur Louise. C’est sans doute à cette époque que se nouent des liens forts, générationnels, entre le frère et la sœur bien sûr, mais aussi entre le Bâtard et le seigneur de Boisy alors en charge de l’éducation du petit duc d’Angoulême. C’est naturellement que cette femme et ces hommes d’expérience s’imposent ensuite dans l’entourage du jeune roi et peuplent son Conseil et sa cour. Quoiqu’il en soit, le destin français du Grand Bâtard est clairement la conséquence des tensions internes du duché de Savoie.
I.2. Le nouvel élan apporté par le règne de François Ier : la Provence et les Suisses
Conseiller et courtisan important mais malgré tout secondaire au cours du règne de Louis XII, la faveur de René s’accroît considérablement à partir de l’arrivée sur le trône de François Ier, fils de sa demi-sœur Louise de Savoie. Le destin français du Bâtard se renforce alors et il s’impose plus que jamais comme une carte entre les mains du pouvoir royal français qui manifestement voit en lui un élément précieux pour deux raisons. D’abord il lui permet de bien contrôler la frontière sud-est du royaume. Ensuite, il lui offre un intermédiaire précieux avec les cantons suisses. Touchant le premier point, la position du Bâtard de Savoie est clairement renforcée par son mariage avec Anne de Tende, et encore plus au lendemain de la mort de son beau-père Jean-Antoine qui fait de lui, par sa femme, un des plus puissants seigneurs aussi bien sur la rivière de Gênes qu’en Provence. Quant au second point, il semble bien que René en soit parfaitement conscient. C’est ce dont témoignerait son souci de le renforcer encore en se faisant concéder le droit de bourgeoisie par les villes de Berne, Fribourg et Soleure, le 25 novembre 1508[11].
La traduction dans les faits de cette double qualité apparaît très rapidement. René est d’abord nommé gouverneur et grand sénéchal de Provence par François Ier puis amiral du Levant[12]. Enfin, dès juillet 1515, il est chargé de négocier avec les Suisses à Verceil, en vain d’ailleurs. Une nouvelle conférence se tient à Gallarate, sanctionnée par un traité. Un premier paiement de 150 000 écus d’or doit être versé aux mercenaires. C’est le Bâtard qui est chargé au mois d’août, avec le maréchal de Lautrec et 500 hommes d’armes, d’apporter cette somme à Bufferole aux représentants des Ligues suisses. Toutefois, en cours de route, leurs espions les préviennent que le cardinal de Sion a retourné l’état d’esprit des mercenaires suisses. Ils font donc demi-tour[13]. Le traité est ensuite rendu caduc par Marignan.
En 1516, le roi envoie à nouveau René de Savoie en Suisse, en compagnie de Louis de Forbin, seigneur de Solliers avec mission de lever des mercenaires[14]. Il est à la diète de Fribourg le 18 octobre et parvient le 7 décembre, à un accord avec les Suisses[15]. L’ambassadeur d’Angleterre, l’évêque de Worcester évoque le succès de René dans sa mission, malgré les tentatives du roi d’Espagne pour l’empêcher de lever ces mercenaires[16]. En mai 1519, à nouveau, il est envoyé auprès des Suisses[17]. En décembre 1521, encore, il part dans les cantons avec 150 000 écus à charge pour lui de lever des troupes tout en honorant les engagements financiers des traités[18]. Le 13 janvier 1522, John Clerk écrit que le Bâtard de Savoie a réussi à obtenir 10 000 mercenaires suisses[19].
Parallèlement à son activité de gouverneur de Provence et de diplomate, René de Savoie s’impose comme chef de guerre. En septembre 1516, le roi l’envoie devant Crémone avec 500 lances et 5 000 hommes de pied[20]. Au moment de la bataille de la Bicoque, René de Savoie, aux côtés de Lautrec, ne parvient pas à convaincre les Suisses de ne pas partir au combat[21]. Aux lendemains de la défaite, René de Savoie accompagne les Suisses chez eux pour assister à la Diète de Lucerne[22]. En janvier 1523, François Ier l’envoie auprès des Vénitiens dans la perspective d’une offensive liée dans le nord de l’Italie[23]. Au moment de la trahison du connétable de Bourbon, c’est lui qui est envoyé avec Chabannes pour arrêter le connétable[24].
II. Entre la cour et le Conseil
II.1. Un courtisan important
Ses fonctions provinciales, diplomatiques et militaires ne doivent pas masquer la place de premier plan qu’il occupe à la cour. A l’avènement de François Ier, René de Savoie se partage avec les deux Gouffier, Lautrec et La Palisse des gratifications multiples et considérables d’une valeur totale de près de 200 000 livres tournois[25]. En 1517, le Grand Bâtard et le grand maître Boisy reçoivent 64 475 livres tournois « pour leurs services » en plus de leurs états et pensions[26]. Deux ans plus tard, en 1519, il reçoit 60 000 livres tournois afin de se rembourser de tous les « frais, mises et despens [qu’il] a parcydevant faictz en maintes manières » pour le service du roi[27]. Or l’importance des dons est un révélateur de l’importance de tel ou tel à la cour, et dans ce domaine, René de Savoie est une référence. En 1522, encore, René, reçoit la régale sur l’évêché de Beauvais, qui est l’un des onze diocèses les plus riches de France [28].
L’importance du Grand Bâtard se traduit également par son rôle dans le décorum. Lors de la réception des ambassadeurs anglais, le 11 décembre 1518, ces derniers arrivent escortés de Vendôme, de l’évêque de Toulouse, du Grand Bâtard de Savoie et de Châtillon[29]. Lors des rencontres du Camp du Drap d’Or, seuls 6 Français, outre le roi, disposent d’ « ung pavillon de toille double tout prest, garny de pantes, franges, boys pour le dresser et cordaiges » qui sont le duc d’Alençon, Semblançay, Bonnivet, Montmorency, Duprat et le Bâtard de Savoie[30]. Son importance à la cour est couronnée à la mort de Gouffier de Boisy, en mai 1519, qui fait de lui le nouveau grand maître, c’est-à-dire le chef de l’ensemble des services de l’hôtel du roi.
II.2. Affaires intérieures
Il est utilisé également comme intermédiaire entre le pouvoir royal et le parlement de Paris, au moment des difficultés de l’enregistrement du concordat de Bologne[31]. Ainsi, en juin 1517, François Ier donne l’ordre au parlement qui tergiverse, d’enregistrer le concordat et pour donner plus de poids à son ordre, il envoie son oncle René pour assister aux délibérations avec mission de lui rapporter « à la vérité comme la matière aura esté dépeschée, et les difficultez qui s’y seront tant en général que en particulier trouvées »[32]. Evidemment, la cour proteste vigoureusement en arguant que l’usage s’oppose à ce que des étrangers soient présents aux délibérations, que l’honneur de la cour consiste dans son indépendance et que c’est une tradition pour les rois de la respecter. Le roi reçoit donc une délégation du parlement à laquelle il exprime avec force et colère sa volonté : le parlement décide que la délibération reprendra le 13 juillet 1517, en présence du Bâtard de Savoie[33]. Pourtant, le 24 juillet, la cour en assemblée solennelle, oppose un refus brutal à l’enregistrement du concordat et réaffirme la nécessité d’appliquer la Pragmatique. Quelques années plus tard, lors des deux séances royales au Parlement des 8 et 9 mars 1524, René de Savoie, avec la plupart des grands officiers, accompagne le roi[34].
II.3. Conseiller
Toutefois, dès le début du règne, René de Savoie n’est cantonné ni à un rôle d’intermédiaire, ni à un rôle de représentation, ni à un rôle d’administrateur de province, ni à celui d’un chef de guerre ni encore à celui d’un diplomate que ses connections suisses prédisposeraient à la levée de mercenaires. En effet, dès le début du règne, il participe au Conseil et aux prises de décisions touchant les affaires importantes. Le 5 février 1515, il est aux côtés de Duprat, Jean d’Albret, Odet de Foix et Ymbert de Batarnay lors des négociations pour le mariage de Renée de France et de Charles de Gand[35]. Dès le début du règne, René de Savoie s’impose comme l’un des plus proches conseillers de François Ier. Ainsi, le 8 mai 1515, lorsque le roi de France prête à Montargis le serment de respecter le renouvellement du traité de Londres du 5 avril 1515 et reconnaît sa dette d’un million à l’égard d’Henri VIII, il le fait en présence de Nicholas West, René de Savoie, Ymbert de Batarnay, Artus Gouffier, Pierre de la Vernade, et Nicolas de Neufville[36]. De son côté, Thomas Boleyn dans une lettre au chancelier Wolsey du 5 mai 1519, évoque l’importance de René de Savoie comme conseiller du roi[37]. Au moment de sa promotion comme grand maître, l’ambassadeur d’Angleterre dit que « Either he [l’amiral], or the bastard of Savoy […] will have chief credit with the King »[38]. A la mi-juin 1519, l’ambassadeur d’Angleterre en France reçoit l’invitation de venir discuter dans la chambre de René de Savoie. Les y rejoignent le maréchal de Châtillon, l’évêque d’Angoulême, les généraux de Normandie, de Languedoc et Milan, Robertet et quelques autres. Après « a little courtesy » entre René de Savoie, Châtillon et l’évêque de Paris pour déterminer lequel d’entre eux s’adressera à l’ambassadeur d’Angleterre, c’est finalement le Bâtard qui parle pour assurer l’ambassadeur que les compensations dues à l’Angleterre (sans doute à propos de prises de piraterie) seront réglées[39]. Quelques jours plus tard, René de Savoie, Robertet et l’évêque de Paris affirment soutenir les restitutions aux marins anglais mais demandent en échange que tout bien capturé par des pirates anglais soit restitué[40]. Le 14 août 1519, lorsque l’ambassadeur d’Angleterre fait un petit tour d’horizon des personnages les plus importants, il évoque la reine, le Bâtard de Savoie, Villeroy, le chancelier, Robertet, les généraux, et l’amiral[41]. Plus tard, dans une lettre du 27 mai 1521, René de Savoie montre qu’il est l’interlocuteur de Wolsey sur les affaires de finances avec l’Angleterre[42]. En octobre 1521, lorsque Thomas Wolsey envoie l’évêque d’Ely et le Grand Chambellan pour engager François Ier à faire la paix selon ses conditions, Duprat avertit François Ier de leur mission dans un memorandum adressé à René de Savoie[43]. En 1523, encore, il participe très souvent au Conseil[44]. Son activité au Conseil se caractérise alors par une spécialisation financière.
III. Le grand bâtard de Savoie tuteur financier au conseil ?
III.1. René de Savoie et les finances royales
Le lien du Grand Bâtard de Savoie avec les finances royales passe d’abord, de manière banale et classique par le prêt au souverain. Entre Pâques 1521 et Pâques 1522, il prête ainsi 25 000 livres tournois au roi[45]. Un an plus tard, dans une lettre du 15 juin 1523, il écrit que pour parvenir à trouver 10 000 écus, « il a fallu que j’ay mis la main en quelque bon lieu, à quoy je n’ay point de regret pour l’espérance que j’ay du service qui en viendra »[46]. Un inventaire des papiers de Legendre révèle de son côté son implication dans la tentative d’obtenir un prêt pour les finances royales[47]. En décembre 1523, c’est René de Savoie qui déplore dans une lettre à Anne de Montmorency l’incapacité des officiers de finances à tenir leurs engagements[48].
III.2. René de Savoie dans les commissions comptables de 1517 et 1523
L’engagement de René dans les finances royales est très ancien. Il remonte au moins à 1517. Cette année-là en effet, nous apprend Barrillon, le roi quitte Paris « et y laisse monsr le chancelier, le bastard de Savoye et les quatre généraulx de France pour visiter les comptes des principaux officiers comptables (…) affin de scavoir si on pourroit trouver quelques restes »[49]. C’est peut-être à cette mission qu’il est fait allusion en 1519, lorsqu’il est écrit que le Grand Bâtard a déjà œuvré « en plusieurs charges et commissions touchant le fait desd finances »[50].
La présence du Bâtard au sien d’un groupe constitué du chancelier et des quatre généraux de France n’a rien d’honorifique. En effet, il semble bien que le chancelier Duprat ne se soit occupé en rien de cette affaire et le 1er juin 1517, le Grand Bâtard de Savoie reçoit la responsabilité d’une commission chargée de
« veoir et arrester par forme d’estat les comptes des changeur du Trésor, recepveurs généraulx, trésoriers ordinaires et extraordinaires des guerres et autres officiers comptables, pour les deniers qui seront trouvez es mains desd comptables faire employer à l’acquit et descharge des grans arrierés en quoy noz estats et finance sont »[51].
Cette commission est composée sans doute d’une petite dizaine de personnes parmi lesquelles on peut signaler l’évêque de Senlis Jean Caluau[52]. Elle fonctionne pendant au moins 21 mois (de juillet 1517 à avril 1519)[53]. Elle est chargée d’une vaste entreprise de vérification des comptes de la recette générale d’Outre-Seine, de la trésorerie du Dauphiné etc. Le fait qu’une telle mission technique ait été confiée à un homme qui n’a pas de référence particulière pour une telle tâche est révélateur de l’importance prise par le Grand Bâtard dans la gestion des finances du roi. Au cours de cette période d’ailleurs, à l’été 1518, Boisy, malade de la goutte, se décharge sur le Bâtard de Savoie de la direction des finances[54].
C’est donc tout naturellement que le 12 mai 1523, René de Savoie est intégré à la commission qui a été créée le 17 janvier précédent et dans laquelle il rejoint des spécialistes des finances comme Pierre Filhol et le chancelier Duprat[55]. Un an plus tard, le 5 avril 1524, François Ier lui-même, dans une lettre, explicite le sens de cette nomination en la justifiant par le fait qu’il a « la principalle charge et superintendance de nosd. finances »[56]. Cette présence aux 2 grandes commissions de 1517 et 1523 est elle-même révélatrice de l’influence de René de Savoie sur ces questions de finance puisqu’il est le seul avec Jehan Brinon et Gilles Berthelot à faire parti des 2 commissions. Il apparaît donc très clairement que René est avec Semblançay le principal responsable du rassemblement et de la répartition des fonds. Il est l’intermédiaire essentiel, « aussi bien pour faire remonter vers le roi les plaintes des généraux que pour recevoir les états du commis à l’Extraordinaire des guerres présentés au roi »[57]. Lorsque François Ier accorde un don de 12 000 livres tournois à Montmorency, l’assignation relève du trésorier Morelet de Museau et du Bâtard de Savoie[58].
Ce sont toutes ces activités qui expliquent que dès le début de la décennie 1520, René de Savoie s’impose comme un véritable « tuteur » financier au sein du Conseil. Toutefois, il importe de bien souligner deux éléments : l’attention, peut-être discontinue, mais réelle, de François Ier à l’égard des affaires de finance ; la dimension collégiale de la gestion des finances au sein du Conseil[59].
III.3. La réforme des finances
Pour comprendre l’implication de René, il faut rappeler que le règne de François Ier connaît plusieurs projets de réforme de la gestion des finances au Conseil. Le 12 août 1521 par exemple, Bonnivet, alors en charge d’une bonne partie des finances propose une répartition concrète des tâches pour utiliser au mieux les compétences des uns et des autres dans un contexte difficile où la création d’une « cellule de crise » semble opportune. Dans l’organigramme qu’il propose, il réserve des places de choix à Gilles Berthelot, président de la Chambre des comptes, à quelques généraux, au trésorier de l’extraordinaire des guerres et à Semblançay. On notera tout particulièrement qu’il met « monsieur le grant maistre par-dessus tous, qui leur ordonnera ce qu’ilz auront à faire »[60]. On observe en effet très tôt dans le règne la grande plasticité du Conseil qui peut à l’occasion se spécialiser sur les questions de finances, ou se dédoubler. Dans le premier cas, on citera l’aliénation du domaine du 1er juin 1519 décidée par le roi, Duprat, René de Savoie, Semblançay, les trésoriers de France, les généraux de finance et « autres présens »[61]. Pour le second cas, on citera comment, à l’été 1521, alors que le roi part inspecter les garnisons de Champagne, Semblançay reste à Autun avec Madame et René de Savoie et peut-être Florimond Robertet : ce Conseil de l’arrière est alors visiblement chargé de l’essentiel du travail financier[62]. Par ailleurs, il convient de garder à l’esprit, comme l’a montré Philippe Hamon que le roi ne se désintéresse jamais totalement des finances. Une lettre du Grand Bâtard à Anne de Montmorency justement révèle ce point :
« Le Roy prend luy mesmes la peyne de très souvent advyser et pencer [à ses finances] (…) Par l’estat que led sgr a faict drecer congnoistrez très bien qu’il a ce point très à cueur »[63].
Il est donc important pour lui d’avoir un interlocuteur qui peut jouer le rôle de médiateur entre les techniciens et lui-même. Il importe également que la volonté politique puisse s’imposer à la volonté technique (et même, étant donnée la structure des finances royales) à la volonté privée de tel ou tel serviteur haut placé dans la gestion des finances. C’est sans doute ce qui explique que pendant une grande partie du règne, on ait trouvé au sommet du Conseil en matière de finance un grand officier de la couronne, sorte de tuteur pour les affaires financières.
Après Boisy dans lequel le roi avait pleine confiance en raison des liens anciens qui le liait à lui, il n’est pas surprenant que le roi ait eu recours à un membre de sa famille, assez âgé pour avoir l’expérience de ces questions et assez proche pour qu’il puisse avoir confiance en lui. Ainsi, entre 1518 et 1523 Semblançay exerce une surintendance des finances sans le titre mais avec, au-dessus de lui, un responsable politique, le Bâtard de Savoie. Comme à l’a vu, François Ier rappelle d’ailleurs en mai 1523 que le Bâtard a « la principalle charge et superintendance de nosdites finances »[64]. Après la mort de son oncle, François Ier teste Montmorency, ami d’enfance. Ce n’est que plus tard qu’il s’en remet à d’autres familiers moins proches, tels que François de Tournon ou l’amiral d’Annebault.
Conclusion
Lorsqu’à l’automne 1524, René accompagne François Ier en Italie, il ne lui reste plus que quelques mois à vivre. Blessé à Pavie, il est fait prisonnier avec son fils Claude, mais meurt un mois plus tard des suites de ses blessures, avant que son fils, libéré entre-temps sur parole, n’ait pu rassembler leurs deux rançons. La trajectoire des enfants qu’il a eu avec Anne Lascaris (qui meurt en 1554) témoigne de son ancrage français. Tous en effet sont établis en France. Sa fille Marguerite épouse Antoine de Luxembourg, comte de Brienne ; Isabelle épouse René, comte du Bouchage, petit-fils d’Ymbert du Bouchage. Quant à Madeleine, elle s’unit le 10 janvier 1527 à Anne de Montmorency, qui a pris la suite de son défunt beau-père comme grand maître et qui va d’ailleurs prendre sa succession sur beaucoup d’autres points[65].
[1] On a conservé peu de lettres de sa correspondance. Les trois principaux registres sont à la BnF, ms frçs, 2972, 2987, 3023 avec quelques dizaines de lettres de René de Savoie ou à lui adressées. On notera le ton souvent très chaleureux de ses lettres à Semblançay ou a Ymbert de Batarnay par exemple (voir pour le premier archives piémontaises, et Panisse-Passis, p. 24; voir pour le second, la lettre annonçant la naissance du futur Henri II, BnF ms frçs 3023, f° 39, et Panisse-Passis, p. 25 ; ou la mort d’Artus Gouffier, BnF ms frçs 2972, f° 19, et Panisse-Passis, p. 29 ; le récit du Camp du Drap d’Or, BnF ms frçs 2972, f° 35 et 36 et 2996, f° 17, et Panisse-Passis, p. 30-31.
[2] Sur la jeunesse du Bâtard de Savoie, voir Comte de Panisse-Passis, Les comtes de Tende de la Maison de Savoie, Paris, 1889, particulièrement p. 3-43 et Giuseppe Colli, Renato di Savoia, Turin, 1938
[3] En 1489 par exemple, il est à Tours où il donne quittance à Jacques de Beaune de la pension de 600 lt que lui verse son père le comte de Bresse : « Je René bastard de Bresse confesse avoir eu et receu de monseigneur par les mains de Jaques de beaune marchant de tours la somme de six cens livres tournoises. Et ce pour ma pension de l’année commancent le premier jour de janvier mil quatre cens quatre vingt et neuf prins à noel et finissant l’an revolu que mondit seigneur m’a ordonné et dont il a baillé son obligé au dit Jaques de laquelle somme de six cens tournoises je suis quicte et bien paié et en quicte mondit seigneur et tous autres. En tesmoins de ce jay signé ceste presente à Tours le XXVe jour d’avril lan mil quatre cens quatre vingt et neuf pris a pasques. Le batar de Bresse. » (Archives de Turin, Correspondance des comtes de Tende ; publié par Comte de Panisse-Passis, op.cit., p. 190.
[4] BnF, ms frçs 15590, f° 319.
[5] René de Savoie, écrit à ce sujet « au regard de ladite dame [Marguerite], Je entends tres bien que de son couste ne me faut esperer nul bien ne raison » (cité par Giuseppe Colli, op.cit., p. 91).
[6] BnF, ms frçs 5305, Titres du comté de Tende. En mai 1517, François Ier renouvelle les lettres de naturalisation de René de Savoie, de sa femme et de ses héritiers (BnF, ms frçs 5305). Sur le départ de Savoie de René, voir le récit un peu mélodramatique qu’en fait Jacob Spon dans Histoire de la ville et de l’Estat de Genève, Lyon, 1682.
[7] Le différend entre le Bâtard de Savoie et son frère le duc constitue un élément important des relations entre la Savoie et la France jusqu’à la mort du Bâtard en 1525. Parmi d’autres épisodes, il semble ainsi que le Bâtard aurait induit François Ier à retirer au duc de Savoie une pension de 40 000 francs. En mai 1519, le duc est alors obligé d’envoyer un ambassadeur auprès de René pour tenter de résoudre le différend (LP, III, n° 210, Thomas Boleyn à Thomas Wolsey, Poissy, 5 mai 1519).
[8] Elle écrit au duc « car le roy est totallement de propoz de non plus souffrir que monseigneur le Bastard soit ainsi despouiller de ses biens » (Cité par Giuseppe Colli, op.cit., p. 95).
[9] Cité par Giuseppe Colli, op.cit., p. 105.
[10] « Nous René bastard de Savoye, conte de Villars, confessons avoir reçu de Monsieur Jehan Lalemant conseiller du Roy nostre seigneur et receveur general de ses finances en Languedoc, Lionnais, Forez et Beaujolais 4000 livres pour notre pension de ceste année. Le 26 mars 1509 avant Pasques. » (BnF, Clairambault, 1164)
[11] Voir Comte de Panisse-Passis, op.cit., pièces justificatives, p. 210-211.
[12] CAF, V, 212, 17561.
[13] R. de La Marck, Histoire des choses mémorables advenues du règne de Louis xii et François ier, en France, Italie, Allemagne et és Pays-Bas, depuis l’an 1499 jusques en l’an 1521, dans Nouvelle collection de mémoires pour servir à l’histoire de France depuis le xiiie siècle jusqu’à la fin du xviiie – Tome cinquième, J.-F. Michaud – J.-J.-F. Poujoulat éd., Paris, Édouard Proux, 1838, p. 1-81, ici p. 50-54.
[14] LP, II, n° 2249 (lettre du 6 août 1516) n° 2334, Richard Pace à Thomas Wolsey, 1er septembre 1516; n° 2350, Richard Pace à Thomas Wolsey, 9 septembre 1516; n° 2387, septembre 1516, Thomas Wolsey à Richard Pace; n° 2411, Richard Pace à Thomas Wolsey (s.d.); n° 2431, Richard Pace à Thomas Wolsey, 8 octobre 1516; n° 2473, Richard Pace à Thomas Wolsey, 22 octobre 1516; n° 2495 et 2496, Richard Pace à Thomas Wolsey; n° 2516, Richard Pace à Thomas Wolsey, 7 novembre 1516.
[15] BnF, ms Clairambault 317, f° 4539 et f° 4735.
[16] LP, II, n° 3682, 14 septembre 1517.
[17] LP, III, n° 277, Evêque de Worcester à Wolsey, Rome, mai 1519.
[18] Philippe Hamon, L’argent du roi, Paris, 1994, p. 54. La plupart des lettres concernant cette mission se trouvent à la BnF, ms frçs 2964, 2972, 2980, 3030, 3060 et 3070.
[19] LP, III, n° 1960, John Clerk à Wolsey, Rome, 13 janvier 1522.
[20] LP, III, n° 1006, 9 octobre 1515.
[21] Martin et Guillaume Du Bellay, Mémoires, V. L. Bourrilly et F. Vindry, Paris, 1908, I, p. 161 ; Brantôme, Œuvres complètes, L. Lalane éd., Paris, 1864-1882, III, p. 378.
[22] BnF, ms frçs 2987, f° 17 et f° 45. BnF, ms frçs 3049, f° 59, René de Savoie à Anne de Montmorency, Berne, 28 juillet [1522].
[23] LP, III, n° 2771, Thomas Hannibal à Thomas Wolsey, Rome, 13 janvier 1523.
[24] CAF, I, 355, 1900.
[25] Jean Barrillon, Journal, Pierre de Vaissière éd., Paris, 1897, p. 8-10.
[26] Bnf, P.O. 2655 (Savoie) dossier 58960 n° 33 (20 mars 1517). Voir aussi CAF, I, 429, 16872
[27] BnF, Clairambault, 1164, f° 178.
[28] CAF, I, 293, 1587 (de Lyon, 15 juin 1522) ; Cédric Michon, La Crosse et le Sceptre, Paris, 2008, p. 271.
[29] LP, II, n° 4661, lettre de l’ambassadeur de Venise, 17 décembre 1518.
[30] A. Spont, Semblançay, Paris, 1895, p. 164-165 et p. 168 et aussi Philippe Hamon, L’Argent du roi, Paris, 1994, p. 343. On dispose d’un récit de la rencontre d’Henri VIII et de François Ier au Camp du Drap d’Or (18 juin 1520, à Ymbert de Batarnay) : « Mons. le Roy, pour mieulx donner à cognoistre au roy d’Angleterre la bonne et parfaite amour, seureté et fiance qu’il a en luy, s’en alla hier, lui sixiesme, veoir ledit roy au chasteau de Guinnes, ou il estoit encore au lit ; dont pouvez penser quel bon gré ledit roy d’Angleterre luy en sceut » (cité par Giuseppe Colli, op.cit., p. 169).
[31] Sur cet épisode, voir Roger Doucet, Étude sur le gouvernement de François Ier dans ses rapports avec le parlement de Paris, Paris, 1921, p. 91-97.
[32] A.N. XAa 1519, f° 203 r.v.
[33] A.N. XAa 1519, f° 206 v. et Roger Doucet, op.cit., p. 95.
[34] A.N. XAa 1526, f° 130 r.v. Voir aussi BnF, ms frçs 5109, f° 290 v° (quelques différences sur les présents dans ces deux listes).
[35] A.N., J. 661, n° 3.
[36] LP, II, n° 428, 8 mai 1515.
[37] Il s’agit d’évoquer la position de différents conseillers du roi, dont le Bâtard de Savoie, qui sont favorables à l’élection de « some small duke of Almaine » à la succession de l’empereur Maximilien et qui critiquent Louise de Savoie dans sa poursuite de l’Empire pour son fils (LP, III, n° 210, Thomas Boleyn à Thomas Wolsey, Poissy, 5 mai 1519).
[38] LP, III, n° 246, Thomas Boleyn à Thomas Wolsey, Poissy, 20 mai 1519. Dans une lettre du 9 décembre 1519, toutefois, un envoyé anglais non identifié évoquant la nomination récente de René de Savoie comme grand maître mentionne à la phrase suivante l’omnipotence de l’amiral (LP, III, n° 541, Amboise, 9 décembre 1519).
[39] LP, III, n° 311, Thomas Boleyn à Thomas Wolsey, Poissy, 16 juin 1519.
[40] LP, III, n° 320, Thomas Boleyn à Thomas Wolsey, Poissy, 21 juin 1519.
[41] LP, III, n° 416, Thomas Boleyn à Thomas Wolsey, Melun, 14 août 1519. Il precise que les généraux « are away for their holidays to Bloys ».
[42] LP, III, n° 1312, René de Savoie à Thomas Wolsey, Dijon, 27 mai 1521: “Have received your letter about the obligation of 7,000 cr. a year, and have seen the minutes you sent for changing the form of the obligation of Mons. de Samblançay and the generals, and of the King’s ratification. Francis has shown the latter to his council; and, after some debate, they think it should not be despatched. As to the obligation, Samblançay and the generals demand the return of the first one despatched by them, and they will then see about the despatch of the other”.
[43] LP, III, n° 1720, “Memoranda to be used in answer to the bishop of Ely and the Chamberlain, if they attempt to show that Francis is the infringer of the treaties”.
[44] A.N., X1a 8612, f° 1, 3, 5 v°, 9 v°, 10 v°, 13 v°. De son côté, Guichenon (Histoire de la maison de Savoie, II, p. 1101) affirme que René de Savoie aurait cette année là participé à un certain nombre de Conseils traitant des problèmes posés par Charles Quint. La série X1A des Archives Nationales le mentionne 9 fois, rien qu’entre 1523 et sa mort.
[45] BnF, Clairambault 1164, f° 177 (Philippe Hamon, L’Argent du roi, Paris, 1994, p. 177)
[46] BnF, ms frçs 2987, f° 33 (Philippe Hamon, op.cit., p. 210).
[47] Philippe Hamon, op.cit., p. 214.
[48] BnF, ms frçs 2987, f° 51, René de Savoie à Anne de Montmorency, Blois, 18 décembre 1523. Parlant des officiers de finances, il évoque « leur deshonneste coustume de si souvent faillir à jour nommé ».
[49] Barrillon, Journal, t. I, p. 308-309. Cité par Philippe Hamon, op.cit., p. 289. Voir aussi BnF, Clairambault, f° 9.
[50] BnF Clairambault 1164, f° 178 (cité par Philippe Hamon, op.cit., p. 373).
[51] BnF, Clairambault 199, f° 9. René de Savoie, en tant que « chef et principal qui [a] charge de cest affaire » taxera les vacations des membres de la commission. Le 5 avril 1524, un texte rappelle que le Bâtard « avoit veu par forme d’estat les comptes desd comptables » (AN, J 958, n° 1, f° 12).
[52] Philippe Hamon, op.cit., p. 289.
[53] On notera que cette commission ne siège pas toujours à Paris. Ainsi, durant l’essentiel du second semestre de 1517, elle siègea sans doute à Montrichard (Philippe Hamon, op.cit., p. 311).
[54] Philippe Hamon, op.cit., p. 375-376.
[55] AN, J 958 n° 1 (f° 12 pour l’incorporation de René de Savoie). Sur les travaux de cette commission, voir Philippe Hamon, op.cit., p. 290-291.
[56] AN, J 958 n° 1, f° 12.
[57] Philippe Hamon, op.cit., p. 373.
[58] « Adviserons entre luy et moy où ceste partie se pourra prendre pour estre baillée ou vous adviserez » (René de Savoie à Anne de Montmorency, Saint-Germain-en-Laye, 24 septembre).
[59] Voir par exemple une lettre de Montmorency à Duprat quelques années plus tard (1536): « J’ay aussi veu par vostred lectre comme vous et le général de Normandye avez regardé à tout l’estat des finances. Mais que soyons à Paris, nous nous assemblerons et adviserons de pourveoir à tout suyvant l’intention dud seigneur [roi] » (BnF, Dupuy 486, f° 118 (24 novembre 1536). Citée par Philippe Hamon, op.cit., p. 374.
[60] BnF, ms frçs 2994, f° 13 v° (Cité par Philippe Hamon, op.cit., p. 360)
[61] Philippe Hamon, op.cit., p. 367.
[62] Philippe Hamon, op.cit., p. 369 et article « Semblançay » du présent livre.
[63] BnF, ms frçs 2987, f° 61, René de Savoie à Anne de Montmorency, Blois, 29 décembre 1523.
[64] AN, J 958, n°1, f° 12. Sur les relations entre René et Semblançay voir l’article de Philippe Hamon dans le présent livre.
[65] De leurs côtés, « les garçons combinent beaux mariages et accès aux honneurs. Claude de Savoie, comte de Tende (1507-1566), succède à son père comme gouverneur et grand sénéchal de Provence et comme amiral du Levant. Il combat à Pavie, Naples (1528), en Provence (1536), en Roussillon et à Nice (1543)… D’abord marié à Marie de Chabannes, Claude épouse ensuite Françoise de Foix-Candale, qui est ouvertement protestante. Son cadet Honorat (1511-1580), comte de Villars et marie de Françoise de Foix-Châtillon, est promu maréchal de France. Il est lieutenant général en Languedoc au début des guerres de Religion. » (P. Hamon et A. Jouanna éd., Dictionnaire de la France de la Renaissance, Paris, 2001, article « René de Savoie », p. 1068).
Source: Cédric Michon, Université du Maine-CERHIO/Institut Universitaire de France