Quand, à son avènement au trône, François 1er reprit le projet de reconquête du duché de Milan, il savait pouvoir compter sur une artillerie probablement la plus performante d’Europe. Les premiers, les Français s’étaient engagés dans la fonte de pièces lourdes à volée longue se chargeant par la gueule et tirant des boulets de fer. Cette mutation est en voie d’achèvement dès le règne de Charles VIII. À la différence des autres puissances européennes, qui sont encore en cours de conversion à la nouvelle manière, l’artillerie française dispose d’un matériel à la fois moderne et éprouvé. Les quelques pièces du règne de Louis XII qui nous sont restées témoignent du talent des fondeurs français.

Tout autant, sinon davantage, que de la qualité de ses pièces, l’artillerie royale tire sa force de l’excellence de ses hommes et de son organisation. Les canonniers ordinaires constituent un corps de spécialistes hautement qualifiés et fort bien payés, encadrés par des commissaires et assistés par des artisans spécialisés (charrons, forgeurs, charpentiers, déchargeurs…). À ce noyau permanent s’agrège en cas de besoin des personnels employés à titre « extraordinaire ». Cette organisation est conduite par des officiers (maître de l’artillerie, lieutenant, trésoriers, contrôleur, garde) qui font carrière au service de l’artillerie et doivent leur office davantage à leur compétence qu’à la faveur royale. L’avènement d’un nouveau roi n’a d’ailleurs pas provoqué de bouleversements dans les cadres de l’artillerie.

Maître de l’artillerie : Jacques Galiot de Genouillac, sénéchal d’Armagnac (1512-1546)Lieutenant de l’artillerie : Jean Despert de Bournonville (avant 1515-1516)Trésorier de l’ordinaire de l’artillerie : Guillaume de Seigne (avant 1510 – 1526)

Trésorier de l’extraordinaire de l’artillerie : Florimont Fortier (1485-1516)

Contrôleur de l’artillerie : François Herpin (1515 ? – 1526)

 

Ajoutons que l’efficacité de cette organisation tient aussi à l’existence de dispositifs juridiques permettant au roi de se procurer le salpêtre et le charroi nécessaire au fonctionnement de son artillerie.

Concrètement, la mise en route d’une campagne militaire comme celle de la reconquête du Milanais en 1515 implique une mobilisation de l’ensemble du service de l’artillerie. À partir des objectifs stratégiques de la campagne, le maître de l’artillerie détermine la quantité et la qualité des pièces à emmener, mais aussi des poudres et boulets, des outils, des cordages, des pièces de rechange, bref de cette multitude d’objets nécessaires au fonctionnement de cette organisation, des hommes pour la servir, des chevaux pour la déplacer et, alimentant tout cela, de l’argent pour la financer. La date et le lieu de l’assemblée de l’artillerie sont déterminés, les canonniers ordinaires résident au loin sont convoqués, les lettres de commission pour la levée des chevaux sont envoyées, les fonds sont réunis, notamment par le trésorier de l’extraordinaire de l’artillerie. Très peu de traces écrites sont restées de cette mobilisation pour la campagne de 1515[1]. Même le nombre des pièces d’artillerie lourdes emmenées est incertain. Evrard de La Marck, seigneur de Fleuranges, mentionne « soixante et douze grosses pièces ». Mais, selon Honorat de Valbelle, la bataille du roi emmenait « 9 canons, 4 grandos colovrines, 6 moienos, 8 faucons, archebutes à crochés », soit seulement 27 pièces dans le corps d’armée principal, où se trouve habituellement le principal et le plus lourd du train d’artillerie. Même en suivant les chiffres de Valbelle, le roi emmenait des pièces de batterie (canons, grandes couleuvrines) permettant de mener, si nécessaire, des opérations de siège. L’exploit n’est pas mince si l’on considère qu’il avait les cols alpins à passer. Et tant qu’à les avoir véhiculées jusque sur le terrain, autant que ces pièces lourdes participent à la bataille et joignent leurs voix à celles des pièces plus légères, « de campagne » (couleuvrines moyennes et faucons). Fracas des détonations, fumée âcre et piquante, l’artillerie est désormais un composant essentiel des ordres de bataille.

 

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Les effets du boulet de canon sur des masses compactes d’hommes, carrés de piquiers ou escadrons de cavaliers, sont terrifiants. Les chroniqueurs rapportent avoir vu, à Ravenne ou à Pavie, des corps éclatés, des membres voltigeant dans les airs, des hommes couverts du sang et de la cervelle de leurs voisins, et les théoriciens de s’interroger sur la meilleure manière de combler, dans une formation de combat, la ligne de morts laissé par le passage d’un boulet. Ce boulet de canon, qui ne fait pas de prisonnier, auquel aucune armure ne peut résister et qui vient frapper au hasard sans la moindre considération pour la valeur individuelle, a représenté une qualité de peur nouvelle pour l’aristocratie et à laquelle l’éthique chevaleresque traditionnelle permettait difficilement de faire face. Significativement, François 1er met en avant dans le courrier adressé à sa mère après la bataille de Marignan son impavidité sous la canonnade suisse, et son tombeau remémore ce jour de gloire sous la forme – quelque peu surprenante – d’une charge de cavalerie menée par le roi contre une pièce d’artillerie suisse prête à faire feu.

Pour redoutable et redouté qu’il soit, le canon posait cependant des difficultés considérables dans son emploi tactique. Il est, d’une part, vulnérable. Son tir est lent, ses canonniers sont affairés à le charger et n’ont ni le nombre, ni les armes, ni – sans doute – les compétences pour se défendre efficacement au corps-à-corps. Que la cavalerie ou les piétons parviennent jusqu’aux pièces et cela peut aisément tourner au massacre, avec la capture de l’artillerie, enclouée voire retournée contre son camp. Tout cela ne serait pas trop grave si le canon n’avait, d’autre part, besoin d’un champ de tir dégagé au ras du sol, ce qui implique qu’il soit positionné au-devant des troupes. Dès lors, deux configurations. Ou bien l’armée adopte une tactique offensive, et l’avancée des troupes masque le tir des canons après une décharge initiale ; ou bien elle choisit une tactique défensive et les artilleurs voient déferler sur eux toute la fureur de la charge ennemie. Il leur faut alors des nerfs solides en tentant de recharger pour un nouveau tir avant d’être hachés menu.

Les Suisses, qui ne s’encombrent guère d’artillerie, ont clairement opté depuis leurs victoires sur le duc de Bourgogne et l’empereur Maximilien pour la tactique offensive. Idéalement, la charge de la troupe d’élite des « enfants perdus » permet de s’emparer de l’artillerie ennemie et de jeter la confusion dans son ordre de bataille. La défaite de Novare en 1513, qui avait signé la perte du Milanais pour les Français, est pour eux un souvenir encore cuisant de l’efficacité de cette tactique.

Les Français, qui sont moins assurés de la valeur de leurs gens de pied (lansquenets ou Gascons, ces derniers coupables d’avoir lâché prise à Novare) doivent avoir une tactique différente, permettant d’intégrer leurs deux points forts : la cavalerie lourde et, précisément, l’artillerie. Les victoires d’Agnadel et de Ravenne sont sans doute indicatives de la configuration recherchée. À Agnadel, l’artillerie française a fait subir de lourdes pertes aux piétons vénitiens qui, de leur côté, masquaient leur propre artillerie. Déjà « quasi destrutti dall’artiglieria »[2] en arrivant au contact, harcelés sur les ailes par une cavalerie qui avait eu le dessus sur la cavalerie vénitienne, ils périssent par les armes et dans la presse. À Ravenne, confrontés à une redoutable tactique défensive espagnole, l’artillerie française concentre ses tirs sur les cavaliers ennemis. Ne parvenant plus à supporter stoïquement le massacre, ils abandonnent leur tactique défensive, ouvrant la possibilité à la cavalerie française, par une charge de revers décisive, de disperser l’ordonnance de l’infanterie. Partant combattre les Suisses, les Français savent que beaucoup dépendra de la résistance de leurs gens de pied. Qu’ils tiennent, qu’ils fixent l’adversaire, et l’artillerie et la cavalerie pourront alors l’anéantir. Qu’ils cèdent, et ils entraîneront la perte de l’artillerie et de tout espoir de victoire. C’est sans doute pour cela que les Français ont débauché Pedro Navarro, le spécialiste internationalement reconnu des tactiques défensives de piétons, et qu’ils ont investi, à en croire Fleuranges, dans du matériel de fortification de campagne et des orgues (canons légers groupés sur un même affût pour tirer une volée de balles).

Deux options tactiques donc à Marignan, qui ont tour à tour le dessus. Les troupes suisses, jouant au maximum de l’effet de surrprise, s’élancent dès l’abord sur l’artillerie pour s’en emparer. Ils sont sur le point de réussir, s’étant même emparé de sept pièces (selon Giovio[3]) ou de quinze (selon Guicciardini), mais sont repoussés par l’intervention des gens d’armes et le ralliement des Gascons (qui se rachètent une conduite). Dans la soirée du 13 septembre, la situation est particulièrement confuse et périlleuse pour les Français qui parviennent de justesse à contenir les Suisses. La tombée de la nuit vient leur donner le répit nécessaire. La configuration tactique est semble-t-il plus favorable aux Français le lendemain, avec une artillerie regroupée sur une nouvelle position et mieux protégée par une troupe remise en ordre. Nous retrouvons alors le schéma d’une artillerie causant de fortes pertes dans une infanterie ennemie avançant en formation serrée et harassée sur ses flancs par la cavalerie. Particulièrement impressionnante est la description que donne Giovio de l’assaut suisse sur l’aile droite : ‘Mais comme ils s’étaient soudainement lancés à l’assaut, les Français en un moment déchargèrent contre eux toute l’artillerie du Roi. et les mirent avec une grande rapidité en déroute, de sorte que ceux qui avaient pris le conseil de la hardiesse subirent la peine de leur stupidité, avant qu’ils aient pu en venir aux mains ou arriver à l’ennemi. Et dans ce cas, comme avait eu lieu un horrible massacre au cœur du bataillon, celui-ci n’était plus en bon ordre et avait perdu son unité. La partie qui avait peur des seconds coups commença à tourner le dos et à se replier, et l’autre partie, pour prendre de vitesse une autre volée d’artillerie, s’élança contre l’ennemi’[4]. Bloqués par la position défensive française, les Suisses tentent apparemment de la désorganiser au centre par l’emploi de leur propre artillerie, mais sans guère d’effets[5]. Si l’arrivée sur leurs arrières de la cavalerie vénitienne amènera finalement les Suisses à une retraite en bon ordre, ce n’est pas sans raison que François 1er put écrire au soir de la bataille : « le sénéchal d’Armagnac avec son artillerie ose bien dire qu’il a été cause en partie du gain de la bataille, car jamais homme n’en servit mieux »[6].

Emmanuel DE CROUY CHANNEL (Dr. en histoire de l’Université de Paris I).

[1] Commission du 23 avril 1515 à Bertrand de Sanon et à André Blanchard, officiers ordinaires de l’artillerie du roi, de lever en Lyonnais 100 chevaux, 23 charettes et 25 pionniers (Catalogue des actes de François 1er, I, p.40, n° 228)

[2] L. da Porto, p. 56.

[3] P. Giovio, livre XV, p. 425v. Giovio, qui raconte la bataille aussi du point de vue suisse, présente les Français comme avertis à l’avance de l’arrivée de l’armée suisse et ayant pris une solide position défensive, avec un large fossé au-devant de leur artillerie.

[4] « Ma essendo eglino venuti al lanciare d’un dardo subito i Francesi in un punto di tempo scaricatogli contre tutte l’artiglierie del Re, con una gran prestezza gli diedero si gran rotta, che coloro i quali havevano preso consiglio dell’ardimento portarono la pena della bestialità loro, prima che essi potessero venir’alle mani, ne arrivare à nimici. Et cosi in questo caso, fatto per mezzo uno horribil fracasso et uccisioni d’huomini, il corpo del battaglione stracciate l’ordinanze non era piu un solo, la parte che haveva paura de secondi colpi, incominçiò à voltar le spalle, et à ritirarsi ; et una parte sprezzate un’ altra volta l’artiglierie, spinse contra i nemici » (p. 431).

[5] « Et moi étois vis-à-vis les lansquenets de la grosse troupe, qui bombardions l’un et l’autre, et étoit à qui se délogeroit : et avons tenu bute huit heures à toute l’artillerie des Suisses, que je vous assure qu’elle a fait baisser beaucoup de têtes », lettre de François 1er, 14 septembre 1515, in Petitot (éd.), Collection complète de mémoires relatifs à l’histoire de France, XVII, p. 596.

[6] Ibid.